Par Dominique Simonnot - 16/03/2014
Le 26 octobre 1948 à Anzin, la troupe traverse les corons pour aller investir le dernier puits occupé par les mineurs grévistes (AFP Archives)
C’est une page d’histoire sociale française oubliée que raconte la journaliste Dominique Simonnot dans « Plus noir dans la nuit » : la grande grève des mineurs de 1948, durement réprimée à l’époque. Extraits.
Et René, pourquoi donc est-il arrêté ? Colette ne comprend pas. Un soir, à quelques encablures de chez eux, des vitres de la cité à la fosse 3 volent en éclats au moment où, tranquillement, ils sortent avec un copain d’une réunion d’information sur la grève, menée par Achille Legrand, un voisin, camarade de la CGT. Sans se presser, ils cheminent vers chez eux.
Au matin, René va prendre son tour de piquet de grève. Arrêté ! Et Tonton avec. Mon Dieu ! Ils en ont raflé plein ce jour-là, pour ces vitres brisées ! Une honte, s’indigne Colette.
Oui, ils sont communistes ! Et alors ? Ce ne sont pas des affolés, ni des vandales à tout casser. Cette grève, il la faut bien pour les salaires. Avez-vous vu les feuilles de paye ? Comment manger avec si peu ? Et René qui est si maigre.
Après ça, le pire, ce sont tous ces hommes repartant à la mine – escortés de militaires qui les protègent, comme les trouillards qu’ils sont. Ah, ils ne sont pas fiers, baissant les yeux dès qu’on cherche leur regard ! Colette les méprise, ces femmes qui laissent leurs hommes reprendre, c’est à cause de gens comme eux que la grève a raté.
René et elle en ont souvent parlé et ils étaient bien d’accord. Jamais elle ne lui demanderait de briser la grève. Jamais René ne lui ferait l’affront de marcher vers la fosse sous l’aile d’un policier.
« D’autres payent pour toi »
Le procès ? Ça va si vite. Elle en garde juste cette vision de René, avec tous ceux des Mines, arrivant par le côté, d’on ne sait où, et jugés l’un après l’autre à toute allure. Un mois de prison pour René. Et elle s’en va. De toute façon, elle allaite sa seconde fille et ne peut guère s’attarder.
Peu après, Colette et deux voisines croisent, chemin du Rutoir, un ouvrier qui rentre du travail.
Elles le raillent :
« Ça te regarde, hein de reprendre, quand d’autres payent pour toi... »
Voilà ce jaune qui prend peur, croit à l’attaque de furies. Il sort sa hache, les en menace. Eh bien, ce n’est pas lui qui est passé au tribunal, ce sont les trois femmes. Le juge leur flanque huit jours avec sursis. Franchement minable.
Aujourd’hui, en y repensant, Colette n’est pas peu fière de dire qu’au groupe de Béthune – celui de René – les gars étaient bien plus durs que ceux de Lens.
Un mois de prison, somme toute, ce n’est pas grand-chose : d’autres ont écopé de bien plus et aucun n’a pris des années.
Aux fenêtres, les hommes qui chantent
Ainsi se console Colette, son bébé au sein, en montant dans le bus de Béthune, avec les femmes de prisonniers. La veille, il lui faut passer au tribunal retirer le permis de visite et revenir le lendemain, munie du papelard,
faire la queue devant l’immense bâtisse. Il y en a du monde !
Ça s’énerve dans la file d’attente, bordée de policiers. Une fois, un flic la repousse méchamment, malgré le nourrisson qu’elle porte et avec son lait qui monte. Ça fait mal. « Salaud ! », murmure Colette en elle-même, sans oser le dire tout haut. Elle a assez d’ennuis sans, en plus, insulter un agent.
Avant d’entrer, sous la rotonde pénitentiaire, qui sert à tout surveiller, elle lève les yeux vers les hommes aux fenêtres, et les écoute qui crient, qui chantent la révolte. Un peu d’espoir et de chaleur qui font du bien.
Maintenant, elle est face à René, pour quinze minutes, pas plus, derrière une vitre. Impossible de se toucher. Pour sûr, ils ne risquent pas de faire un enfant. Et quoi se dire ? Coincés, des deux côtés, entre une autre famille et un autre prisonnier. Ils parlent des gosses, de la vie, elle lui dit qu’elle le soutient, l’épaule, qu’ils restent soudés, solidaires. Aussi vite arrivée, déjà repartie.
« Il croit quoi, Henri ? »
Jeanne, elle, ne décolère pas. Alors ça, il ne lui manquait que la prison à Henri ! Elle est enceinte et il faut, en plus, lui porter des oranges ! C’est normal, ça ? Ils sont peut-être enfermés là-dedans, mais leurs cellules, elles, sont ouvertes. Et ils sont tous là à se voir, à discuter, toute la journée, encore de politique, avec le docteur Versquel, avec Foulon, qui y sont aussi ! Alors vous croyez que c’est une vraie vie de prison ?
Ah non, hein ! Et bien sûr, c’est encore les femmes qui en bavent. Obligées de faire la route, dans le froid glacial, en autocar de Mazingarbe à Béthune, et ce n’est pas un petit trajet. Il croit quoi, Henri ? Que Jeanne n’a rien de mieux à faire ? Que c’est plaisant, avec son ventre rond, de faire la queue avec des centaines de visiteuses ? Il y pense, Henri ?
Et les enfants, il se demande, parfois, ce qu’ils vont devenir ? Voilà ce que Jeanne lui colle sous le nez, au parloir. Et aussi qu’elle n’aime pas venir ici ! Et que même sa mère n’est pas toujours d’accord avec lui, c’est dire. Mais rien à faire ! Henri a ses idées, et elles passent avant tout.
Et pendant qu’Henri s’égosille à brailler ses chants de victoire en prison, que Jeanne veille à bien vêtir ses enfants, elle n’a plus rien à se mettre. Pas de garde-robe. Et la misère, on la sent bien l’hiver, à marcher en savates,
sans même un paletot.
Encore heureux qu’il y ait le docteur Coucke et son épouse, qui habitent près de chez elle, une grande maison, à côté de la clinique Sainte-Barbe, devant le cinéma Masson – ou « Casino des Brebis ». En voyant Jeanne dans cet état, Mme Coucke – une femme d’une gentillesse qu’on peut à peine imaginer – lui donne un manteau chaud et des chaussures. Sauvée.
« Les traîtres s’en tirent bien »
Le 3 février 1949, le sort judiciaire des grévistes est au centre d’une violente polémique à l’Assemblée nationale. Le ministre de la Justice est pris à partie par le grand résistant Emmanuel d’Astier de la Vigerie :
« Aucune poursuite sérieuse contre la collaboration économique n’a été menée. Les peines prononcées ont été dérisoires et souvent n’ont pas été appliquées [...] ; des hommes qui ont amassé des fortunes, grâce à la collaboration, jouissent maintenant, pour une bonne part, tranquillement, de leur trahison. »
D’Astier poursuit son réquisitoire furieux :
« Tandis que le gouvernement, indulgent aux collaborateurs, a mené une politique de répression scandaleuse contre la classe ouvrière. Nous voudrions que le siècle et demi de condamnations à la prison, qui, grâce au gouvernement, s’est abattu sur les ouvriers, se soit abattu sur les collaborateurs ! »
À sa suite, un autre célèbre résistant, Maurice Kriegel-Valmont, s’enflamme :
« Dans cette dernière période, les milieux judiciaires ont été émus de l’action du gouvernement sur l’appareil judiciaire. Le résultat connu est que les traîtres s’en tirent bien et que les travailleurs sont impitoyablement frappés. »
Plus noir dans la nuitPar Dominique Simonnot, éd. Calmann-Lévy, 268 pages, 17,50€.