Les photographies présentes sur cette page représentent les Chaladytka Roma, rassemblés pour un adieu au tabor (6) avant l’assignation finale, dans les années 1966-1967. En les regardant, on imagine l’éternité d’une identité circulante, on ne distingue pas les effets d’une conjoncture de haute politique — celle des accords de déplacements de l’après-guerre, qui entendaient régler la question controversée de la frontière soviéto-polonaise par le rapatriement volontaire des Polonais d’URSS (7). A cette date, des files de voitures s’étirent de la même façon dans la boue des routes non goudronnées. Ces familles quittent l’URSS pour rejoindre la Pologne ; ce ne sont pas des nomades, mais des « Polonais réfugiés » (leur statut officiel). Leur histoire était tragique : décimés par les nazis, puis affectés après la guerre aux kolkhozes de la République de Russie, les Chaladytka Roma eurent le plus grand mal à sauver leurs chevaux des mains des douaniers, des services vétérinaires, des apparatchiks. Ils portaient les vieux noms polonais de leurs ancêtres : Alexandrowicz — fait chef (wojt) par le noble polonais Paul Sanguska en 1732 —, Marcinkewicz ou Stefanowicz, chefs eux aussi par la grâce des princes Radziwill en Lituanie en 1778. Tous catholiques romains, ils formaient alors une branche des Roms de la nation polonaise, les Polska Roma.
Mais les autorités locales polonaises repéraient, parmi les réfugiés, les « Tsiganes » et pas seulement pendant le passage de la frontière. Ceux-là seront, sitôt franchie la frontière polonaise, considérés comme des Russka Roma, des étrangers venus d’ailleurs. Une dénomination à laquelle ils se sont eux-mêmes habitués.
Leur fidélité à la Pologne historique ne fut guère récompensée. En 1980, plus aucune de ces familles photographiées n’était libre de ses mouvements à l’intérieur de son propre pays. Et si les enfants fréquentaient l’école à plus de 80 %, ils ne pouvaient y entendre le romani, interdit — leur si belle langue, celle dite de la Russie du Nord, que l’on parlait jusqu’à la Mandchourie, mise en littérature depuis le début du XIXe siècle, celle de l’intelligentsia romani russe et polonaise décimée.
Depuis 1948, surtout après la signature du pacte de Varsovie en 1955, tous les Etats communistes pratiquaient la ciganska politika, un enregistrement familial séparé de leurs nationaux roms qualifiés de « population d’origine tsigane ». L’assimilation dite « douce » puis « répressive » devait supprimer « l’anachronisme du mode de vie primitif des Tsiganes ». Cette « passeportisation » collective eut des effets désastreux sur la liberté du travail : en Tchécoslovaquie, où les Roms de Slovaquie furent transférés dans les complexes industriels de la Bohême ; en Hongrie, qui pratiqua le déracinement du colonat tsigane et détruisit les villages ruraux roms homogènes pour constituer la main-d’œuvre des plans quinquennaux. Leur surreprésentation dans l’économie étatisée — consortiums industriels d’Etat et fermes agricoles collectivisées — a par ailleurs exclu une grande partie des Roms des privatisations de la décennie de la transition. Ils sont alors restés concentrés dans des ghettos industriels désormais à l’abandon.
Pour des nations européennes amnésiques, la présence pluriséculaire et les sacrifices des générations passées ne garantissent plus la citoyenneté de plein exercice. Que des associations romanis se mêlent de vouloir obtenir de leur propre pays, celui de leurs ancêtres et de leurs souffrances, une reconnaissance publique, alors elles ne bénéficieront d’aucun soutien ! En Allemagne, l’organisation Zentralrat Deutscher Sinti und Roma a fait campagne, sans succès, pour faire reconnaître en tant que minorité ethnique germanique (deutsche Volksgruppe,« partie de la nation allemande ») les Sinti et Roma. Un groupe ethnique avec son héritage de six cents années d’histoire, de culture et de langue allemandes ! De plus, au sortir de la guerre, les deutsche Zigeuner (Tsiganes allemands) rescapés des camps de concentration n’ont pu recouvrer la nationalité allemande — le Land de Hesse reprenait même, pour ses fichiers de « voyageurs », la numérotation du Reichskriminalpolizeiamt (RKPA), la police criminelle de l’ère hitlérienne. Deux poids, deux mesures.
Alors, considérer l’ethnopluralisme comme la panacée pour l’épanouissement démocratique des pays d’Europe centrale laisse pour le moins perplexe. Ainsi, par un étrange retournement, les défenseurs les mieux intentionnés retrouvent-ils les accents des savants de la Renaissance, qui parlaient déjà de « nation errante » ! Mais comment convoquer la raison historique si nul ne se soucie d’imaginer l’avenir ? Adossée à une longue et patiente érudition, elle se voulait fille de Jules Michelet et de Walter Benjamin, des grands récits. De l’imagination messianique, elle acceptait le partage qui, vers 1600, sépara divination et entendement cartésien. L’exercice de l’imagination ne permettrait plus de relier la perception et la raison mais deviendrait un art dangereux, susceptible de produire de la fiction, de l’erreur. Le moment « égyptien » ou « bohémien » de la culture de cour — à la Renaissance, on appelait les Tsiganes « Egyptiens » (gypsies) car on les croyait venus d’Egypte — passa du règne de la prédiction à celui de l’illusion. Et plus tard, quand une Bohémienne prédit à l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche qu’il serait prochainement la cause d’une grande guerre, celui-ci s’en amusa : en aucun cas il ne voudrait être le responsable d’un tel désastre. Ses deux fils déportés à Buchenwald par les nazis y retrouveront les Tsiganes de l’Empire austro-hongrois, tandis qu’à Ravensbrück la résistante Germaine Tillion rassemble un vocabulaire romani auprès d’une déportée française, Manouche de Lille. Des lambeaux de Mitteleuropa ont remplacé la cartographie « ethnique » profuse du XIXe siècle — l’itinéraire de l’Orient-Express dévié pour Auschwitz.
Alors si le cœur nous manque, rentrons vite au pays quand monte le goût des fêtes et des compagnies manouches dont parle si bien Patrick Williams dans Les Quatre Vies posthumes de Django Reinhardt (8), allées et venues dans le Paris populeux d’avant, et allons pêcher à Samois-sur-Seine : « Nous avons bu le premier café-maison dans des bols de porcelaine décorés d’une scène de genre représentant un campement de Bohémiens, si petits qu’ils tiennent dans le creux de la main. » Dans cette France tant aimée et connue par cœur, et pourtant si inconstante qu’elle enferma en 1940, à la demande allemande, les Français soumis au « régime des nomades » dans quarante camps d’internement familiaux. Ces familles françaises ne furent libérées qu’en mai 1946 et furent contraintes aussitôt de reprendre le statut administratif de « nomades », avant devenir en 1969 « gens du voyage ».
Ainsi, nous laisserions venir sans réagir la destruction imbé-cile du maillage de civilité tissé au fil des siècles ? nous accepterions ces assauts contre des familles pacifiques, parce qu’elles maintiennent la tradition familiale de la culture et de la langue romanis, « un monde dans le monde », selon l’expression de l’anthropologue Leonardo Piasere (9) ? Comme dit le proverbe romani, « chacun a droit à sa place dans l’ombre ».