Mercredi 2 octobre 2013
Compte rendu publié sur le site du PTB :
Industriels et banquiers français sous l’occupation est le fruit de nombreuses années de travail dans les archives aussi bien françaises qu’allemandes. Il montre comment le grand patronat « dirige et anime, au détail près, la guerre sociale ». Son seul but, hier comme aujourd’hui, est de se bétonner les profits les plus élevés possibles, de faire baisser les salaires des travailleurs, de diriger l’État contre le peuple.
L’ouverture des archives des années 1930 et 1940 ont permis à l’historienne Annie Lacroix-Riz, stupéfiante par son érudition, de répondre à la question : la grande industrie et la haute banque françaises furent-elles confrontées au vainqueur nazi de juin 1940 ou accueillèrent-elles avec empressement leurs partenaires allemands afin d’amplifier une collaboration déjà bien établie dans la crise des années 1930 ?
La continuité de cette collaboration, qui a explosé avec l’occupation, est démontrée : vente à l’Allemagne nazie de tout ce qui pouvait être vendu, des matières premières aux produits finis, fondation de cartels « européens » à direction allemande, associations de capitaux, avec éviction, depuis l’occupation, des « capitaux juifs » au profit de la machine de guerre nazie, du capitalisme financier allemand mais aussi français « aryanisé » , etc.
Est également démontré le rôle central joué par les grands lieutenants de la synarchie1 dans le régime de Vichy et dans l’économie, désormais exclusivement mise au service de la machine de guerre nazie : industriels et banquiers, hauts-fonctionnaires, ils appliquèrent, de connivence avec l’occupant, des mesures drastiques de hausse du profit, de concentration du capital et de baisse des salaires. Ils collaborèrent activement à la répression indispensable à l’exécution de leurs plans.
Ainsi, « le délégué en France pour le plan de quatre ans, le major Edinger-Hodapp, considérait en mars 1941, les “conséquences sur la situation matérielle et l’état d’esprit des travailleurs français, des mesures et initiatives des entrepreneurs français et de l’organisation économique française” comme la cause essentielle, avec “l’agitation subversive des communistes français”, d’une résistance croissante aux objectifs allemands [...]. Vichy codifiait et exécutait “les consignes [allemandes] sur les mesures salariales” qui faisaient l’unanimité patronale » (p.582)
« En résumé, avaient tranché les RG [Renseignements Généraux français] en octobre 1941, une véritable mafia d’anciens polytechniciens et d’inspecteurs des Finances, groupés au sein d’une société secrète à ramifications internationales, a mis la main sur la quasi-totalité des leviers de commande de l’État, à la faveur de la défaite militaire de mai-juin 40. Elle organise la mise en coupe réglée de l’économie de notre pays, au profit de puissants intérêts financiers et y associant habilement certains groupes allemands au moyen d’une armature législative et réglementaire nouvelle créée à cette seule fin et par laquelle les organismes du Nouvel État français ne sont plus que les services extérieurs de la banque Worms. » (p. 22-23) « Ainsi un clan financier domina l’État de 1940 à 1944, déléguant à sa tête l’“équipe” Worms-Indochine-Lehideux-Nervo, entichée de collaboration “continentale” et européenne depuis la crise » (p.23)
Mais la résistance britannique, et plus encore soviétique, couplées à la résistance intérieure, ébranla la confiance des banquiers et des industriels dans une Europe à direction allemande : « Stalingrad [février 1943] acheva la “rupture”, la victoire soviétique persuadant la synarchie du raccourcissement des délais de la défaite du Reich. Le plus grand tournant visible de la guerre renforça l’urgence de la “voie américaine”, qui fournirait bientot les partenaires économiques privilégiés et, atout apprécié bien au-delà de la synarchie, le suprême “rempart” sociopolitique » (p. 546) face aux revendications et luttes ouvrières, face à l’Union soviétique victorieuse. « L’américanophilie des grands patrons, égale à leur collaborationnisme, leur assura “protection contre leurs ennemis intérieurs”, dans “l’isolement et l’encerclement” apparents d’après-Libération » (p. 570)
Le bilan de la collaboration, sous l’occupation, des industriels et des banquiers a été très positif. « Quel gâteau se tailla le grand capital français dans la “collaboration économique” ? Doubla-t-il ou tripla-t-il au moins, comme le capital déclaré des grandes banques ? Quadrupla-t-il comme les profits déclarés de Théraplix ? Sextupla-t-il comme, de 1939 (indice 110) à janvier 1943 (610), le cours boursier des 35 grandes valeurs “nationalisées” après-guerre (4 banques, 6 d’assurances, 7 de houillères, 5 de chemins de fer des anciens réseaux, 5 de gaz et 8 d’électricité). Septupla-t-il presque comme celui des valeurs du secteur dit ’libre’ (de 113 à 697) avant que, à partir de 1943, la Bourse [ne] commen[çat...] à se méfier quelque peu des perspectives ultérieures, quant aux compartiments “nationalisables” ? [...] L’Occupation fut l’ère pour ceux qui travaillaient avec le Reich des “bons profits” » (p.651)
À la question, « Votre livre éclaire étonnamment ce qui se passe en 2013... » posée par le journal La Marseillaise (1/09/13), Annie Lacroix-Riz répond : « Tout ce qui précède souligne l’actualité des questions traitées : maintien voire hausse du profit monopoliste en pleine tourmente via la casse drastique des salaires, un financement étatique sans limites et des privilèges fiscaux inouïs, le tout avec aide “européenne” ; fascination pour le modèle économique et social allemand ; contrôle de l’État par les groupes dont les chefs sont souvent les descendants de ces industriels et banquiers. Dans le plan assigné par le MEDEF [organisation patronale française] à l’État en 2007 – liquider “le modèle social français” fixé par le CNR [Conseil National de la Résistance], on retrouve l’ardeur des synarques ravis de la défaite qu’ils avaient “mijotée” et des “malheurs de la patrie, [et] renouant avec l’opportunisme cynique des grands bourgeois de 1815, 1830, 1852, 1871” : François Bloch-Lainé, haut fonctionnaire de Vichy et d’après-guerre puis grand banquier (comme ses père et fils), jugeait ainsi son monde en 1976, avis qu’il censura ensuite. »
1. Synarchie : organisation secrète française, politico-financière, mise sur pied par la « crème » du grand capital, pour l’accumulation maximale, par la baisse des salaires et des conditions de vie de la classe ouvrière et par l’appropriation des biens des capitalistes plus modestes et des « capitaux juifs »
Annie Lacroix-Riz, Industriels et Banquiers français sous l’Occupation, Nouvelle édition entièrement refondue, 816 pages, Armand Colin, 2013, 35 euros
Parallèle franco-belge
Au début de son livre, Annie Lacroix-Riz fait un parallèle éclairant entre la Belgique et la France : « Je fais mienne l’analyse de John Gillingham sur le “grand capital” belge appliquant dès la défaite [de 1940] une stratégie mise au point dans la décennie de crise, d’adaptation au “nouvel ordre nazi”.
La Belgique était entre les deux guerres dominée par trois holdings géants : la Société générale, fief du “roi sans couronne” Alexandre Galopin, “avec la famille royale belge [...] pour principale actionnaire” ; le consortium Banque de Bruxelles-Cofinindus-Brufina, maître du charbon, de l’acier et de l’industrie de transformation, dirigé par le Baron Paul de Launoit, “véritable eurovisionnaire” selon le baron Kurt von Schröder, chef de la banque Stein de Cologne, haut lieu d’alliances de capitaux germano-anglo-américain, membre du CA de la Banque des règlements internationaux (BRI), acteur du 30 janvier 1933 [accession d’Hitler au pouvoir] et commandant SS ; le groupe Société belge de banque-Solvay, maître de la chimie.La Société Générale [...] “contrôlait tous les grands secteurs de l’industrie”, de la métropole au joyau congolais. [...] C’est avec ces milieux belges que frayèrent les Allemands, délégués du grand capital et de l’État, tant avant que pendant la guerre » (p. 8-9)
« John Gillingham a montré que “le grand capital belge” avait planifié sa “politique de production” au cours de la décennie de crise dans le cadre attendu d’une invasion allemande. Ses holdings bancaires concentreraient et moderniseraient bien mieux l’économie après avoir levé les obstacles auxquels s’était heurtée cette ligne de l’entre-deux-guerres si dures aux ouvriers : les syndicats [...] ; le Parlement [...]. Ce modèle allemand à poigne fut celui du “grand capital français” qui avait comme son homologue belge intensifié la collaboration d’entre-deux-guerres que l’Occupation fit prospérer. Son rappel évite de s’interroger sur les causes de l’excellent accueil de l’occupant par les décideurs économiques. » (p.27)