Serge Portelli Paroles de Résistance / Glières 2010
Marc Bloch écrivait, en 1940, 4 ans avant de mourir torturé : « Je pense à ceux qui me liront, à mes fils certainement, à d'autres peut-être, un jour parmi les jeunes, je leur demande de réfléchir aux fautes de leurs aînés. » Cette demande venant d'un homme qui a payé de sa vie son combat et sa résistance, il nous faut l'écouter avec d'autant plus d'attention qu'il nous l'adresse à nous, précisément à nous, à vous, alors qu'il ne sait pas encore ce qui l'attend, même s'il le pressent. Ce à quoi pense Marc Bloch, ce sont les années qu'il vient de vivre, celles qui ont précédé la défaite, celles qui ont précédé ce qu'il ne connaît pas encore, qui ont précédé le pire du pire, ce à quoi il nous invite, et à quoi je vous invite, en très peu de temps, et en le faisant sous l'angle de la justice, mais la justice au sens large, c'est à réfléchir à ces années grises pour éviter qu'elles ne deviennent noires ou brunes, car nous sommes précisément dans ces années-là, dans une de ces zones incertaines de l'Histoire, de celles que l'on regarde a posteriori avec d'infinis regrets ou d'immenses colères en disant : « c'était encore possible, et ils n'ont rien vu, ils n'ont rien fait ! »
Que nous apprend la Résistance ?
A vous, à nous, à moi homme de loi ?
La résistance nous laisse un immense héritage, un héritage dans ses mots et un héritage dans ses actions. Ces mots sont dans la rédaction de ce texte que vous connaissez tous et qui a fini par s'appeler “ les jours heureux ”. Dans les toutes premières phrases du projet à venir, dans la seconde partie, figure la référence aux libertés fondamentales, au respect de la personne humaine, à l'égalité absolue de tous les citoyens devant la loi. Cette référence n'est pas à cette place par hasard. Même si les propositions en matière économique et sociale nous font particulièrement vibrer aujourd'hui, même si elles nous paraissent en 2010 de bien des façons très prémonitoires, ce texte, longuement travaillé nous rappelle qu'après le mot d'ordre du combat, c'est la nécessité de pouvoir vivre en liberté, de pouvoir exercer enfin et réellement toutes les libertés qui à la source de tous les autres droits, qui est la condition-même de leur existence.
Rappelons-nous cette évidence, n'ayons pas peur du mot “ liberté ”, prononçons-le, nous aussi, aussi souvent que possible, plus souvent qu'il ne faut, c'est un mot magique, qui ne s'use jamais, mais qui peut disparaître si on le délaisse, si on ne le met pas comme eux, comme les Résistants, au début de notre pensée.
La Résistance nous laisse aussi des actes, et leurs actes de courage, que nous disent-ils ?
Que le pouvoir peut n'être qu'une apparence trompeuse, que la loi peut n'être en définitive qu'une loi avec des guillemets de honte et d'usurpation, qu'au-dessus de toute autorité, quelle qu'elle soit, il y a des valeurs d'humanité fondamentale, il y a notre dignité d'homme, qui nous guider en tout et contre tout s'il le faut, que notre vigilance envers le pouvoir, quel qu'il soit, doit être quotidienne, car de l'état de droit à l'état de non-droit, le glissement peut se faire insensiblement, insidieusement, sans que nous nous en rendions compte. Ils nous disent aussi que le hors-la-loi d'un jour peut être le porteur de la légalité de demain, qu'un condamné à mort aujourd'hui peut être un héros demain, qu'un général félon peut être, demain, le chef de l'État !
Par contraste, la Résistance nous apprend aussi l'indignité de la collaboration, la répugnante banalité de la soumission, la honte du silence. Dans notre domaine, dans le mien, l'histoire de la justice et de la Résistance, c'est d'abord l'histoire terrible de la justice et de Vichy. A quelques belles exceptions près, certes de plus en plus nombreuses le temps passant, nous voyons tout un monde soumis et taisant dans l'application ordinaire d'un droit monstrueux. Magistrats, avocats, enseignants, tout un peuple de professionnels, tout le monde du droit et des hommes de loi peuvent appliquer consciencieusement des lois iniques et injustes. Tout un corps censé représenter l'indépendance, celui de la magistrature, prête serment d'allégeance à la personne du maréchal Pétain, tout un corps peut vendre son âme, tous sauf un qui ne prêta pas serment. Mais s‘il n'y en a qu'un seul nous devons être celui-là.
La police procédait aux rafles, les juges appliquaient des lois rétroactives dans des sections spéciales, des avocats collaboraient à l'exclusion du Barreau de leurs confrères juifs, d'éminents professeurs adeptes du positivisme juridique commentaient sans sourciller les lois les plus scélérates, voilà ce que nous apprend la Résistance.
Mais aujourd'hui, où en sommes-nous ?
Je me bornerai au seul domaine où la justice peut avoir un rôle à jouer. Aujourd'hui, le constat que nous faisons tant, et tous, c'est que nous ne sommes plus dans une démocratie. Nous ne sommes pas non plus dans un état autoritaire, nous sommes dans ce que j'appellerai un état limite, par référence à une notion de psychiatrie que vous comprendrez peut-être. Ce que nous constatons aujourd'hui, c'est des atteintes aux libertés sans égales dans notre histoire récente. C'est aujourd'hui dans les lois qui sont appliquées, et dans les programmes politiques une passion, une pathologie du fichage, de la surveillance, de l'enfermement, de l'exclusion.
Nous sommes entrés dans un monde où la police joue un rôle qui n'est pas celui d'une police démocratique, mais une police que les policiers eux-mêmes dénoncent et dont ils souffrent. Je ne prendrai que quelques exemples que vous connaissez tous. Les fichiers qui s'étendent de façon monstrueuse, des milliers, des millions de personnes qui sont aujourd'hui fichées. Un fichier de police qu'on appelle le STIC dans lequel on compte 5 millions et plus de personnes suspectes qui sont passées un jour dans un commissariat sans qu'on sache très s'ils ont été déclarés coupables ou pas, 28 millions de personnes aujourd'hui qui sont fichées dans un même fichier STIC simplement parce qu'elles ont été victimes ou témoins, sans compter ce fichier FNAEG créé par la Gauche en 1998 et étendu de façon très vaste par Nicolas Sarkozy et qui compte aujourd'hui plus d'un million de profils génétiques et qui s'étend chaque année de plusieurs dizaines de milliers de personnes en plus.
Notre état limite, c'est aussi un état dans lequel chaque année 800 000 ou 900 000 personnes sont gardées à vue sans qu'on sache d'ailleurs très bien combien de personnes passent précisément dans les commissariats ou dans les gendarmeries. Plus d'une personne sur cent aujourd'hui en France passe ne garde à vue dans une année. L'état limite, c'est aussi le sort des étrangers, un sort scandaleux, un sort qui est dénoncé heureusement par quelques associations dont quelques-unes sont présentes ici, comme RESF auquel je voudrai rendre particulièrement hommage, ce sont des reconduites à la frontière, ignobles, où des familles sont détruites, des enfants gardés dans des centres de rétention au point qu'on en oublie quelques-uns encore comme l'actualité nous l'a montré il y a très peu de temps.
Cet état limite ne vient pas par hasard. Ce ne sont pas des lois de circonstance qui font que nous en sommes là. Ce n'est pas l'émotion d'un jour, ce n'est pas le fait divers de demain qui font que nous en sommes arrivés là. C'est le résultat d'une idéologie très précise, totalement contraire à celle des droits de l'Homme, et aux valeurs de la Résistance. Cette idéologie-là, il est très simple de la lire et de l'écouter dans les propos du président de la République actuel. Car aujourd'hui, le combattant, celui qu'on honore, ce n'est plus le Résistant, le combattant, je le cite, « les combattants qui prennent des risques, ce sont les chefs d'entreprise ». les valeurs qui sont celles qui sont promues aujourd'hui par notre gouvernement, ce ne sont pas les nôtres, ce sont celles que je reprends d'un discours de 2007 : « la famille, la patrie, la religion, la société, le travail, la politesse, l'ordre, la morale. » Rien de très étonnant à ce qu'effectivement nous parlions aujourd'hui de Vichy.
Mais c'est un mélange à la fois d'archaïsme profond et de soi-disant modernité. L'archaïsme profond, c'est cette haine de notre passé. Ce n'est pas simplement Mai 68, dont on ne veut plus parler, mais ce sont effectivement les valeurs de la Résistance, et même au-delà et plus loin que les valeurs de la Résistance, ce sont tout simplement les valeurs de la Révolution et celles des Lumières qui sont mises en cause. Et ce mélange curieux qui fonde cette idéologie perverse, mélange d'un archaïsme touffu et en même temps d'une modernité ultra-libérale par la mise en place d'une “ France société anonyme ” sous la férule d'un président P-DG, d'un état commercial aux profits supposés de citoyens clients de leur part de cerveau disponible.
Donc, ce n'est pas simplement un état limite, ce ne sont pas simplement des lois dangereuses, le pire, ce sont les germes qui sont posés aujourd'hui. Et c'est à ceux -là auxquels nous devons faire attention. Je ne prendrai que quelques exemples de lois votées récemment, et notamment celle sur la rétention de sûreté qui a été votée en 2008. Cette loi a été dénoncée précisément parce qu'elle porte en elle le germe d'un changement de société et de civilisation. Nous quittons une société dans laquelle l'homme est puni parce qu'il peut être déclaré coupable d'une infraction que nous connaissons. Nous passons dans un autre monde, le monde où les hommes peuvent être dangereux et où ils sont punis parce qu'ils sont dangereux pour une dangerosité que personne ne connaît, que personne ne peut définir et ne définira jamais. C'est en fonction de cette dangerosité que des hommes pourront être gardés indéfiniment détenus à perpétuité. On est en train de créer des catégories de sous-hommes, des hommes que l'on peut réprimer, des hommes que l'on peut garder indéfiniment sous surveillance ou dans l'enfermement. Ces catégories d'hommes soi-disant dangereux, vous les connaissez tous : ce sont ces soi-disant déviants, ce sont ces fous, qu'on nous dit dangereux, qu'on nous dit criminels, qu'on veut enfermer et qu'on veut faire juger, même s'ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ce sont ces étrangers dont je vous parlais à l'instant qui porteraient atteinte à notre identité nationale et dont il faudrait se débarrasser à tout prix dans les conditions les plus indignes, ce sont ces jeunes qui ne sont plus des enfants mais qui sont des mineurs et pour lesquels on veut précisément abolir l'un des fruits de la réflexion de la Résistance, cette ordonnance de 1945 dont il faut relire le préambule dans lequel on vous dit que l'enfance, même l'enfance délinquante est une richesse de notre nation, qu'il aider, qu'il faut essayer de rééduquer plutôt que de punir. Et ce sont évidemment les délinquants, les récidivistes qui sont devenus des monstres, et plutôt que de les comprendre, il faut punir indéfiniment et enfermer indéfiniment.
Ce sont finalement ces ennemis de l'intérieur que nous sommes devenus, ces citoyens qu'il faut ficher, qu'il faut surveiller indéfiniment car ils peuvent être le danger de demain.
Donc face à toutes ces menaces, et j'en terminerai par là, face à cet état limite, nous avons un devoir de vigilance et de résistance. Nous y arrivons parfois, pas toujours.
Dans le domaine qui est le mien, nous avons échoué quelques fois. Dans cette démolition minutieuse des services publics, nous avons échoué dans cette réforme de la carte judiciaire qui a supprimé tant de juridictions qui a éloigné la justice des citoyens et qui a supprimé plus d'une soixantaine de conseils des prud'hommes notamment, ce qui ne fait qu'éloigner le citoyen de sa justice mais qui éloigne également le salarié de sa justice.
Nous avons parfois par contre réussi. Dans l'entreprise qui se menait actuellement et qui était celle d'une réforme de la procédure pénale, on voulait faire disparaître ce trublion qu'est le juge d'instruction en France et qui pouvait porter atteinte à la sécurité des patrons, et surtout des hommes politiques, eh bien, nous avons réussi grâce à notre mobilisation, du moins pour l'instant, à faire reculer le pouvoir qui voulait mettre à la place de ces juges possiblement indépendants des procureurs de la République soumis. Et ce n'est pas parce que le calendrier parlementaire est trop chargé que le pouvoir à reculé. C'est parce que nous avons résisté. C'est parce que dès le premier jour quand Nicolas Sarkozy est venu annoncer à la Cour de Cassation son projet qui a étonné tout le monde sauf ceux qui lisent un petit peu ses discours, nous avons été une centaine, même pas, dans les couloirs de la Cour de Cassation à prendre un mégaphone, à crier notre indignation, et puis à mobiliser un petit peu la presse qui a finalement plus parlé de ce que nous faisions que de ce que disait Nicolas Sarkozy. Donc, cette mobilisation, elle est un exemple, pour l'instant, pour nous. Face à cette idéologie, face à cet état limite, face à cette négation des valeurs de la Résistance et de la République, notre devoir, c'est d'engager le combat, et d'y rester. Un combat qui doit être permanent, un combat qui doit nous mobiliser chaque jour, et un combat qui doit être celui de chacun d'entre vous.