9 mai 2014
Quand Marisol Touraine (ministre de la Santé) annonce dans sa stratégie nationale de santé des mesures pour lutter contre les « déserts médicaux », elle découvre une réalité ancienne : certains territoires sont moins dotés que d’autres en professionnels de santé, principalement en milieu rural et dans les banlieues populaires des grandes villes. Elle y apporte pour réponse des maisons de santé libérales et quelques centres de santé associatifs. En d’autres termes : tout sauf le service public. D’où viennent les centres de santé (associatifs, mutualistes, municipaux) ? Où vont-ils ? Qu’ont-ils à gagner et à perdre quand la gauche de droite fait mine de les redécouvrir pour soigner les pauvres ?
A la fin du XIXe siècle, alors que la médecine libérale s’oppose aux sociétés de secours mutuel quant au périmètre du futur système d’assurance sociale, la loi de 1893 sur l’assistance médicale gratuite autorise les communes à créer des dispensaires. Ces dispensaires sont des établissements publics ou privés délivrant des soins gratuits ou peu coûteux. On doit le concept de « centre de santé » à Robert-Henri Hazemann (1897-1976). Ce militant communiste, conseiller municipal d’Athis-Mons de 1925 à 1927 et directeur du bureau d’hygiène et du dispensaire de Vitry-sur-Seine, innove en associant offre de soins, prophylaxie et action sociale via la mise en place d’un service d’assistantes sociales, d’un service technique d’assistance, mais également d’un laboratoire municipal (bactériologie et chimie) et une école de plein-air.. Son expérience et surtout sa conception du dispensaire comme outil majeur de santé publique et de redistribution sociale, lui valent d’organiser les services municipaux d’hygiène et d’assistance sociale d’Ivry-sur-Seine, puis d’être nommé, en 1936, chef de cabinet technique du ministre de la Santé sous le Front populaire.
En 2013, l’Inspection Générale des Affaires Sociales publie un rapport signalant les difficultés de financement des 1220 centres de santés encore existants. Ces structures sont gérées pour 33 % d’entre elles par des associations, pour 32 % par des mutuelles, pour 12 % par des caisses de sécurité sociale, pour 9 % par des établissements de santé , pour 7 % par des collectivités territoriales et pour 7 % par d’autres organismes à but non lucratif.
En élargissant en 2009 à n’importe quel établissement de santé, y compris lucratif, le droit de créer et de gérer un centre de santé, la loi « Hôpital patients santé et territoires », votée par la droite et non abrogée par le gouvernement socialiste, a ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés les centres de soins dentaires dits « low cost ». Remplacer une dent rapportant plus que de la soigner, ces centres préfèrent poser des prothèses plutôt que de soigner des caries, et ciblent pour cela les bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle complémentaire (CMUc).
Cette stratégie garantit au centre un remboursement intégral par la Sécurité Sociale, tandis que les personnes ainsi soignées sont a priori peu disposées à se plaindre de sur-traitement. Pour les personnels des centres de santé « canal historique », les « low cost » font figure de brebis galeuses, mais pas pour des gestionnaires parfois prêts à sacrifier la qualité des soins et la santé publique à la rentabilité du centre de santé. C’est en outre une option politiquement bienvenue pour combler les « déserts médicaux » récemment découverts par Marisol Touraine sans s’affronter au sacro-saint dogme libéral de la liberté d’installation médicale.
Un bon pauvre est un pauvre solvable
Comprenant que les centres de santé bénéficient d’un regain d’intérêt des pouvoirs publics, leurs gestionnaires, regroupés au sein de la Fédération Nationale des Centres de Santé (FNCS) ont cru bon de prouver que les centres de santé soignaient les pauvres. L’enquête sur laquelle ils s’appuient, Epidaure-CDS[1] repose pourtant sur un indicateur de précarité éminemment discutable : le score Epices (Evaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé), développé par et pour les centres d’examens de santé (CES) de l’Assurance-Maladie. Celui-ci est basé sur sur onze critères : rencontre avec un travailleur social, assurance maladie complémentaire, vie en couple, propriété du logement, difficultés financières, pratique sportive, fréquentation de spectacles, départ en vacances dans l’année, contacts avec la famille, possibilité de trouver un hébergement ou une aide matérielle auprès de proches en cas de besoin. Selon cette évaluation, on peut donc être à la fois cadre et précaire. Alors que la surmortalité des classes populaires est amplement documentée, on est dès lors tenté de s’interroger sur l’intérêt d’un instrument de mesure refusant de prendre en compte ces indicateurs reconnus que sont la profession, le niveau d’études et de revenus.
Or, a bien y regarder, il semble que la FNCS a fait le choix non pas de rendre compte de la position sociale des patients et de la qualité des soins qu’ils reçoivent, mais bien de délimiter la population « précaire » qu’ils seraient censés prendre en charge. Et peu importent ici les ambiguïtés du concept de précarité, puisqu’il est efficace pour décrocher des budgets orientés… vers la précarité. Les projets ainsi financés se réduisent souvent à faciliter l’accès aux soins des personnes reconnues « précaires », en leur ouvrant droit à une couverture sociale: dès lors que les droits à l’Assurance Maladie sont ouverts, le prestataire des soins est remboursé. Bien sûr, l’accès aux droits sociaux et aux soins constitue un progrès pour celles et ceux qui, à cause de la contraction continue du régime général de l’Assurance Maladie depuis 1967, en sont exclus.
Pourtant, parce que l’objectif principal de ces projets consiste avant tout à garantir le remboursement des structures qui pratiquent les soins sans avance de frais ou au tiers-payant (hôpitaux et centres de santé), il y a toujours le risque de voir la qualité des soins passer au second plan. On assistera dès lors, au pire, à des dérives du type de celle des centres dentaires « low cost », et au mieux à la multiplication des actes au détriment de la prise en compte, au niveau du diagnostic comme du traitement, des effets de la situation sociale des personnes.
L’état des connaissances ne fait pas de doute : une situation sociale fragile (faibles revenus, travail manuel, isolement, faible niveau d’études, migration récente) rend l’évolution et le pronostic des problèmes sanitaires plus sombres. Soigner les membres des classes populaires n’est donc pas seulement complexe car l’accès aux soins leur serait limité mais aussi parce que les soins prodigués ne sont pas adaptés. Il est illusoire de croire qu’offrir le même accès aux soins conduit au même résultat. C’est le type et le système de soins qu’il faut repenser au bénéfice des usagers. Il faut savoir prendre des nouvelles par téléphone d’une femme enceinte vivant en squat et qui n’est pas venue à son rendez-vous médical de suivi de grossesse. Il faut savoir écouter un ouvrier immigré qui se plaint d’avoir mal à la tête depuis plusieurs années. Pour la première, l’ouverture de droits sociaux facilitera la pratique de l’échographie obstétricale (nécessaire), tandis que le second aura droit à un scanner cérébral (vraisemblablement superflu) mais aucun de ces soins n’améliorera leur état de santé ou leur situation sociale. La plupart des soignants qui ont choisi de travailler en centres de santé connaissent ces situations et s’efforcent de les prendre en compte dans leur pratique. A l’inverse, les projets de santé publique, centrés sur la notion de précarité, sont souvent construits autour de l’ouverture de droits à la couverture sociale et de l’accès aux soins et leur objectif se limite à rendre solvables des malades qui ne l’étaient pas. Or, ce qui pose problème et engendre des différences épidémiologiques notoires entre classes sociales, ce n’est pas seulement l’accès aux soins, c’est aussi l’accès à des soins adaptés.
L’étude Epidaure, présentée comme la pointe du combat contre les inégalités sociales de santé par la FNCS, ne dit rien cependant de la qualité des soins fournis par les centres de santé. Quant aux inégalités sociales devant la mort, elles persistent : en France, un ouvrier sur quatre meurt avant 65 ans, contre seulement un cadre sur 8 ; une ouvrière sur 10, une cadre sur 16[2]. Et si ces déterminants de ces inégalités sont sociaux, le système de soins joue sans aucun doute un rôle dans leur permanence, voire leur aggravation.
Et la santé publique réinventa l’opération « pétrole contre nourriture »
Pour ce qui est de réduire les inégalités sociales, la vision de la FNCS est à la mesure d’une étude, nommée PRECARITE, qu’elle a promue en 2013 visant à tester l’effet sur le suivi de grossesse des femmes en situation précaire d’une incitation financière de 30 euros par consultation. Cette somme était supposée couvrir leurs frais de transport et de garde d’enfants. Inspiré des travaux d’Esther Duflo (économiste au Collège de France), le projet initial précise que « la somme perçue sera maximale si la consultation est réalisée dans les temps » et qu’elle diminuera proportionnellement en fonction des retards des femmes à leur consultation.
L’observatoire de Médecins du Monde a pourtant mis en évidence bien d’autres causes de renoncement ou de retard au recours aux soins : la méconnaissance du système de santé et des possibilités d’y accéder sans couverture maladie ou avec une simple couverture de base, la complexité des démarches, la barrière linguistique… et, pour les personnes en situation irrégulière, la peur – et non le coût !- des déplacements. Aucun des investigateurs de l’étude ne semble avoir envisagé de distribuer de façon randomisée, au lieu de la charité, un titre de séjour, dont une littérature épidémiologique considérable porte à croire qu’il améliorerait considérablement la santé des personnes. Dès lors, force est de constater que ce type de procédé entend « renforcer la performance du système de santé existant sans nécessiter de modification substantielle de sa structure ». Cette étude s’est finalement vu refuser son financement pour cause d’évaluation qualitative insuffisante, mais les incitations financières (incentives) continuent d’avoir le vent en poupe dans les recherches sur le développement et il y a fort à parier que d’autres projets de cette veine referont surface tôt ou tard. En 2010, l’équipe d’Esther Duflo n’a-t-elle pas prouvé en Inde qu’en échange d’un plat de lentilles les parents faisaient plus souvent vacciner leurs enfants.
Si l’étude PRECARITE était prévue pour se dérouler en grande partie dans des centres de santé, c’est en raison du « fort taux de précarité parmi [leurs] consultants (32 % contre 13 % en population générale) » documenté par l’étude Epidaure-CDS. On comprend alors le lien entre innovation épidémiologique (score EPICES, étude Epidaure-CDS) et cette nouvelle forme action publique (interventions incitatives). Il fait courir le risque d’une régression grave en santé publique : 1) le score EPICES délimite une population « précaire » ; 2) l’étude Epidaure-CDS prouve que cette catégorie d’usagers est sur-représentée dans les centres de santé ; 3) l’étude PRECARITE teste sur cette population des interventions qui font porter sur les malades des classes populaires la responsabilité de leur moins bonne prise en charge médicale.
La catégorie « précarité » est donc associée à des projets visant soit à expérimenter des moyens peu coûteux d’améliorer certains indicateurs de santé pour les plus pauvres (tels l’étude PRECARITE), soit à faciliter leur accès à des soins qui seront de moins bonne qualité tout en garantissant aux structures qui les soignent qu’elles n’y perdront pas d’argent (tels les centres de santé « low cost »).
Les centres de santé n’ont rien à gagner dans la course à la rentabilité. Les personnels ont tout à y perdre et les usagers méritent mieux que d’être segmentés en clientèles (« précaires », consultants des urgences…) La « plus-value » des centres de santé est sociale. Installés dans les quartiers populaires, ils sont plus accessibles et améliorent l’accès aux droits sociaux. Ils doivent encore faire la preuve qu’ils réduisent les écarts de santé entre classes sociales, mais sont outillés pour le faire. Il ne suffit pas de soigner les pauvres pour faire de la médecine sociale.
Frédéric Courage est médecin à Saint-Denis, où il a quitté un Centre Municipal de Santé (CMS) pour un projet de maison de santé, en raison de désaccords avec la direction des CMS.
Maud Gelly est médecin en CMS à Saint-Denis, elle participe à la lutte contre la direction des CMS.
[1] Afrite A. et al, « Les personnes recourant aux 21 centres de santé de l’étude Epidaure-CDS sont-elles plus précaires ? », Questions d’économie de la santé, 2011, 165
[2] Annie Mesrine, « Les inégalités de mortalité par milieu social restent fortes », INSEE-Données sociales, 1999
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