27 novembre 2013
Du fait de la féminisation de l’emploi et du vieillissement de la population les « services à la personne » constituent aujourd’hui un secteur d’activité en plein essor. En France, il concerne plus d’1,2 millions de salariés. Femmes de ménage, aide à domicile, assistantes maternelles, garde d’enfants, auxiliaire de vie, ces salariées sont pour l’essentiel des femmes.
Qu’elles soient employées par des particuliers, par des associations ou des entreprises à but lucratif ces femmes font face aux mêmes difficultés : faible reconnaissance de leurs compétences professionnelles, négation fréquente des risques professionnels auxquels elles sont quotidiennement exposées, recours quasi-systématique des employeurs au temps-partiel.
Elles expérimentent à ce titre une précarité multidimensionnelle. Dans un secteur où le temps partiel concerne 7 salariées sur 10, cette précarité est d’abord financière, la plupart ne gagnant pas plus de 800 euros net par mois.
A la faiblesse des salaires perçus se rajoute les écarts entre « le temps de travail réel » et « le temps de travail rémunéré » et l’irrégularité des emplois du temps qui les empêchent le plus souvent de compléter leur temps partiel par un autre emploi. Enfin, il est aussi souvent difficile pour ces salariées de bénéficier des outils habituellement prévus par le droit du travail pour être représentées et protégées.
Sophie O’LLOG, enseignante-chercheuse en sociologie, a longuement interrogé Alain SPAYKETHER, inspecteur du travail, afin de dresser un tableau précis des conditions de travail aujourd’hui expérimentées par les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activité.
La première partie de cet entretien revient sur les abus qui sont aujourd’hui constatés par l’inspection du travail et les mécanismes qui les rendent possibles. Dans une seconde partie, Alain SPAYKETHER revient concrètement sur la manière dont la situation de ces femmes pourrait être améliorée.
Alors que je venais de publier un article sur les systèmes téléphoniques de pointage dans l’aide à domicile, j’ai été contactée par un futur inspecteur du travail qui avait rencontré un cas similaire à celui que je décrivais. Nous avons échangé pendant plusieurs années nos informations sur la question du droit du travail dans les emplois de « services à la personne ». Cet entretien est le résultat de nos échanges.
Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser au droit du travail dans ce que les politiques appellent aujourd’hui « les services à la personne » ?
Lorsque j’étais en formation pour devenir inspecteur du travail, je me suis intéressé à une affaire de contentieux concernant une très grosse association qui employaient près de 700 aides à domicile. Il s’agissait de femmes, salariées par l’association, qui allaient du domicile d’une personne âgée dépendante à une autre à longueur de journée, pour l’aider dans les actes de la vie quotidienne (ménage, courses, repas…). L’association avait décidé d’introduire un système de « pointage » par téléphone (appelé « télégestion ») : arrivant chez la personne âgée, la salariée était censée appeler un numéro gratuit avec le téléphone de la personne âgée et faire son code personnel puis de même en repartant et refaire cette opération chez chaque personne âgée. Tous ses horaires d’arrivée et de départ étaient enregistrés pour chaque mission au cours de la journée.
Qui était à l’origine du contentieux ?
Comme il s’agissait d’une très grosse association, elle était dotée d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec une présence syndicale. Or le CHSCT n’avait pas été consulté avant la mise en place de la télégestion, comme l’exige pourtant la loi. Les représentants du CHSCT ont saisi le juge du Tribunal de Grande Instance en référé (i.e. selon une procédure accélérée) pour faire constater le défaut de consultation sur l’introduction du système de télégestion.
Quel était le problème ?
Le Code du travail prévoit que le CHSCT doit être consulté avant toute transformation importante des postes de travail, avant toute modification des cadences ou encore avant l’introduction de nouvelles technologies pouvant avoir une incidence sur les conditions de travail. Ce qui est bien le cas avec la mise en place d’un système de télégestion. Pourtant, dans cette affaire, la direction de l’association ne l’avait pas consulté, arguant que ce système n’avait rien à voir avec les conditions de travail des salariées. Pour elle, il s’agissait même de mieux protéger les salariées en rendant impossible la contestation des heures par les familles. Certaines associations avancent également que les salariées pourront être payées plus rapidement grâce à ce système : les feuilles d’heures « papiers » habituellement utilisées pour valider les heures (l’aide à domicile fait signer sa feuille à la personne âgée à la fin de chaque intervention) demandent ensuite d’être traitées informatiquement par le personnel administratif. Ce travail long est parfois prétexte à un versement très tardif des salaires (après le 15 du mois dans certains cas). Mais le CHSCT a immédiatement été confronté aux inquiétudes des aides à domicile. Que faire lorsque la personne âgée est au téléphone avec un proche lorsqu’elles arrivent, lui demander de raccrocher ? Que faire si la personne âgée refuse qu’on utilise son téléphone ? Que devaient-elles faire si elles trouvaient la personne âgée à terre : la relever ou téléphoner d’abord ? Et que se passe-t-il en cas d’oubli ? Mais surtout les salariées se retrouvaient soumises à une augmentation des cadences : elles devaient parvenir à se rendre d’un domicile à l’autre dans le temps prévu par l’association (souvent 15 minutes) pour arriver à l’heure chez la personne âgée suivante. Dans la réalité, ces temps ne pouvaient être qu’indicatifs pour les salariées. Il est parfois difficile de traverser la ville en 15 minutes quand deux interventions sont éloignées. Il y a de nombreux aléas, de l’imprévisible. Et que faire quand, au moment de partir, la personne âgée demande à l’aide à domicile de l’aider à aller aux toilettes ? La planter là sous prétexte qu’il faut pointer chez la personne âgée suivante ? Par ailleurs, alors que l’un des arguments avancés par l’association était une plus grande fiabilité dans l’enregistrement des heures de travail, ce système de télégestion ne concernait pas l’ensemble du temps de travail effectif, ignorant notamment le temps de trajet, qu’il ne comptabilisait pas. Du point de vue des obligations en matière d’enregistrement et de décompte de la durée du travail, le compte n’y était pas, justement !
Et comment cette affaire s’est-elle finalement terminée ?
Le CHSCT avait, en parallèle du référé, décidé de recourir à une expertise sur les conséquences de la télégestion pour les salariées. L’association a tenté de faire annuler la désignation de l’expert mais le juge lui a donné tort, une nouvelle fois. Celui-ci a confirmé les inquiétudes des salariées et du CHSCT : le nouveau dispositif pouvait être générateur de stress supplémentaire pour les salariées, cette nouvelle technologie de pointage téléphonique pouvant avoir des répercussions sur la santé psychique des salariées qui allaient devoir gérer des situations non prévues par le système et seraient exposées à des situations de conflit avec les personnes aidées. Le juge a également considéré qu’une consultation préalable du CHSCT était indispensable et que l’employeur devait présenter au CHSCT une étude d’impact sur les conséquences de l’introduction de la télégestion. On touche ici à l’un des problèmes de ce secteur : de prime abord, les conditions de travail de ces femmes, comme les cadences et le stress, sont des problématiques complètement impensées, pour ne pas dire niées.
De tels contentieux sont-ils courants ? Se terminent-ils souvent comme ça ?
On est plutôt confronté dans ce secteur « des services à la personne » à une faiblesse du contentieux au regard de la masse des infractions à la réglementation, et singulièrement du contentieux pénal (quand le Procureur de la République se saisit du dossier), et notamment en matière de santé et de sécurité au travail. Le phénomène tient bien sûr à la faible syndicalisation dans ce secteur, mais pas seulement. Les institutions représentatives du personnel, et notamment les CHSCT – qui jouent un rôle majeur dans l’objectivation des conditions de travail – sont rares dans ce secteur. Pour avoir un CHSCT, légalement, l’organisme doit employer 50 salariées mais en équivalent temps plein, pendant 12 mois consécutifs ou non au cours des trois dernières années précédent les élections, chiffre rarement atteint dans un secteur où le temps partiel est très majoritaire. Il y a, d’une certaine manière une double peine, pour les salariées de ce secteur : la contrainte du temps partiel au moment de l’embauche, se répercute sur la possibilité même de bénéficier d’institutions représentatives du personnel, et singulièrement de l’institution « reine » en matière de santé au travail qu’est le CHSCT. C’est probablement une des raisons qui explique que le secteur accuse un retard important s’agissant de la prévention des risques professionnels et des atteintes à la santé du fait du travail, alors que tous les signaux sont dans le rouge : l’augmentation des maladies professionnelles, en particulier des troubles musculo-squelettiques, le taux de fréquence des accidents du travail supérieur à la moyenne des différents secteurs professionnels, les inaptitudes, etc.
« Notre action est extrêmement limitée… »Quel est votre rôle, en tant qu’inspecteur du travail, dans ce domaine ?
Notre action est extrêmement limitée pour plusieurs raisons. La première tient au fait que nous n’avons pas, sur le plan légal, la compétence matérielle pour contrôler l’ensemble des situations de travail relevant du secteur des services à la personne, notamment de ce qu’on appelle le « particulier-employeur » c’est-à-dire les situations où il existe un lien contractuel direct. En bref, toutes les aides à domicile, femmes de ménage, ou assistantes maternelles, directement employées par un particulier, c’est-à-dire la grande majorité d’entre elles, ne peuvent bénéficier de l’action de l’inspection du travail. Ces salariées ont certes accès aux services de renseignement en droit du travail qui sont présents au sein des Unités Territoriales de la direction de la DIRECCTE (Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi), dont l’inspection du travail est un des services, mais nous ne sommes pas habilités à intervenir auprès de leur employeur, si « particulier », qui n’est pas une entreprise. Seules celles qui sont salariées par une association, par une entreprise relèvent de notre compétence car de telles structures sont soumises aux règles de droit commun en matière de réglementation du travail.
Qu’en est-il, alors, de celles pour lesquelles vous pouvez intervenir, c’est-à-dire qui sont salariées par des organismes prestataires (associations ou entreprises) et vont travailler chez les particuliers ?
Dans ce cas, on se heurte à de nombreux problèmes pratiques pour mener à bien notre action de contrôle. Nous avons de vraies difficultés à appréhender le travail réel de ces salariées puisqu’il se déroule dans un, le plus souvent dans plusieurs, domiciles privés, qui sont autant de lieux de travail dans lesquels les salariées sont isolées. Dans ces conditions, comment pouvons-nous vérifier, contrôler que l’employeur a bien évalué les risques professionnels auxquels sont confrontées les salariées dans les différentes situations de travail et qu’il a effectivement pris des mesures de prévention pertinentes (mise à disposition gratuite de vêtements de travail, des équipements de protection individuelle, matériel adapté à la nature des interventions, etc.) ? A défaut d’effectuer des constats directs, on pourrait espérer compter sur l’existence du CHSCT. Mais justement, cette institution est le plus souvent absente. Il faut rappeler qu’il s’agit là d’une institution représentative du personnel où siègent le Médecin du Travail, les services de prévention de la CARSAT et l’Inspecteur du Travail. Si elle existait massivement, cette institution pourrait nous aider à appréhender dans le détail les risques professionnels et les conditions de travail. Cela permettrait également que les conditions du travail fassent l’objet de débats et de confrontations, et donc de revendications.
Quels sont les autres obstacles à l’action de l’inspecteur du travail ?
Un autre problème tient au fait que le travail se déroule dans un domicile privé. Cette donnée a un impact majeur sur notre activité : en effet, le domicile est un lieu de travail « par destination », c’est-à-dire qu’il n’est pas un lieu de travail a priori comme l’est un atelier de métallurgie ou un magasin de vêtements. Cette spécificité retentit de plusieurs façons sur le champ d’intervention de l’inspection du travail. Par exemple, nous devons obtenir une autorisation verbale et encore mieux écrite de l’habitant du domicile (pour éviter tout litige relatif à la violation de domicile) pour pouvoir y accéder, alors que nous avons un droit d’accès de jour comme de nuit dans les lieux de travail « classiques ». Surtout, le domicile privé – à la différence d’un atelier, d’un magasin ou autre lieu de travail ordinaire – n’est pas soumis à la réglementation applicable aux lieux de travail, telle qu’elle est présente dans la Partie Quatre du Code du travail (règles de conception et d’utilisation, notamment, conformité des installations électriques, aménagements des postes de travail, etc.). Cela complique beaucoup les choses, car nous n’avons pas de leviers juridiques pertinents.
Quand bien même vous pourriez contrôler le domicile, comment ça marcherait concrètement puisque les bénéficiaires de la prestation et propriétaires du lieu de travail, ne sont pas les employeurs ?
C’est une difficulté supplémentaire à laquelle est confrontée l’inspection du travail. On peut faire un parallèle avec l’intérim pour mieux comprendre la problématique. Avec l’intérim, on a une entreprise de travail temporaire qui met des salariés à disposition d’entreprises utilisatrices (on parle de contrat de mise à disposition, qui est un contrat commercial). Les liens juridiques et les obligations de chacun sont claires : l’entreprise de travail temporaire est l’employeur de l’intérimaire (il y a un contrat de travail appelé « contrat de mission » entre l’intérimaire et sa boîte d’intérim), mais pendant toute la durée de la mission c’est l’entreprise utilisatrice, qui donne concrètement les consignes de travail, qui est responsable de la santé et de sécurité de l’intérimaire. C’est un partage de responsabilité qui est prévu par la Loi. Dans le cas des « services à la personne », c’est bien souvent le bénéficiaire et habitant du domicile qui prescrit effectivement une grande part du travail et pourtant, ce n’est pas lui qui est juridiquement responsable des questions liées aux risques professionnels. La situation est un peu kafkaïenne : l’employeur (l’association, l’entreprise) a une obligation de sécurité et de prévention vis-à-vis des salariées mais il n’est pas propriétaire des domiciles, c’est-à-dire des lieux de travail voire des outils de travail. A la limite, en forçant le trait, le bénéficiaire de la prestation, à son domicile, est « seul maître à bord » et se trouve à peu de choses près dans la position d’un usager du service public. En matière de santé et de sécurité au travail, juridiquement, seule la responsabilité pénale de l’association ou de l’entreprise peut être engagée en cas d’accident du travail, par exemple.
L’employeur des salariées intervenant à domicile ne peut-il rien exiger du bénéficiaire de la prestation ?
Si, justement. On pourrait dire qu’il est tenu d’exercer sur le bénéficiaire et sur son lieu de vie – qui devient lieu de travail dès lors qu’une aide à domicile y rentre pour y effectuer une prestation – un pouvoir d’influence. D’abord, en amont, il est tenu de « cadrer » la prestation de travail, via le contrat de prestation, en indiquant noir sur blanc que certaines tâches ne pourront être faites car elles excèdent les attributions de l’aide à domicile ou de la femme de ménage, par exemple. Pour autant, attention : on constate une dérive inquiétante qui consiste à transférer sur le bénéficiaire de la prestation (parfois une personne âgée ou handicapée) des obligations qui reposent en propre sur l’employeur. « Responsabiliser » le bénéficiaire, à travers des clauses précises dans le contrat de prestation indiquant par exemple le respect normalement dû aux intervenantes à domicile, l’obligation de prévenir en cas d’absence prévisible, le fait de ne pas exiger de l’aide à domicile qu’elle change une ampoule puisqu’elle n’est pas habilitée en électricité, etc., ne doit pas conduire au glissement qu’on constate par exemple en matière de fourniture des vêtements de travail et des équipements de protection individuels comme les gants ou les masques, qui sont de la seule responsabilité de l’employeur, association ou entreprise. Exiger, via les contrats de prestation, que les gants et les vêtements de travail soient fournis par les bénéficiaires pose problème : d’une part, c’est la responsabilité de l’employeur, d’autre part, les personnes âgées ou handicapées, les jeunes parents ne sont pas des spécialistes en matière d’équipements de protection individuelle et ne bénéficient pas, par ailleurs, des prix de gros qu’un achat groupé effectué par une association ou une entreprise permet. Il y a donc une ligne rouge – celle de la responsabilité de l’employeur en matière de santé-sécurité au travail – qu’il ne faut pas franchir.
Vos observations renvoient, au fond, à la question de la fonction-employeur, dans le secteur associatif comme dans le secteur marchand lucratif ?
Oui. L’exercice effectif de la responsabilité des structures employeuses suppose une fonction-employeur très structurée, très compétente, compte tenu de la particularité des situations de travail. Plus encore que dans le cas d’une entreprise « classique », compte tenu des circonstances particulières que j’ai rappelées tout à l’heure. Mais, précisément, la fonction-employeur est traditionnellement faible dans le secteur des « services à la personne ». Il faut se représenter la situation à laquelle les inspecteurs du travail sont confrontés : pour ce qui concerne les associations, qui représentent le principal employeur, elles ont à leur tête un conseil d’administration en grande partie composé de retraités âgés, parfois très âgés et venant d’horizons professionnels très divers, le plus souvent sans rapport avec le secteur. Ce sont ces personnes qui sont censées endosser le rôle d’employeur dans les seules structures que nous avons le pouvoir de contrôler. Concrètement, on constate souvent que les documents ne sont pas remplis correctement, que la réglementation n’est pas respectée, que les courriers des instances représentatives des salariés ne sont suivis d’aucun effet et même ne donnent lieu à aucune réponse, etc. On constate également un turn over voire parfois une absence de présidence réelle des associations, avec une vie associative souvent en pointillés… On entend beaucoup parler de la nécessité de « professionnaliser » le secteur, mais on l’entend rarement au sens d’une professionnalisation du personnel qui compose les conseils d’administration des associations et qui, sous prétexte de bénévolat, ne remplit de sa fonction que les aspects qui l’intéresse.
Source: Terrain des luttes
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